Sociologie/Economie - Mémoires sociales
Sociologie/Economie - Mémoires sociales
Crédits : édions Seuil
« Le nom des ombres » quand Arthur SARRADIN fait l’autopsie d’un silence collectif
Dans son dernier ouvrage « Le nom des ombres », Arthur Sarradin s’aventure dans un territoire rarement exploré : celui du silence syrien. En suivant d’anciens prisonniers, des poètes rescapés et des témoins de l’effacement, le journaliste explore la manière dont un régime peut modeler le langage pour soumettre les consciences. À mi-chemin entre le reportage et la recherche en sciences sociales, son texte interroge une question universelle : que reste-t-il de l’humain lorsque les mots eux-mêmes ont été détruits ?
« J’ai peur qu’ils reviennent. » La phrase, prononcée par Mahmoud al-Salim, rescapé de la prison syrienne de Tadmor, ouvre le dernier livre d’Arthur Sarradin « Le nom des ombres » comme on entrouvre une plaie qui n’a jamais cicatrisé. Ce livre n’est pas un simple recueil de témoignages. C’est une exploration des mécanismes du silence, une plongée au cœur d’un système qui, pendant près d’un demi-siècle, a fait de la peur un instrument politique et social.
Sous la plume d’Arthur Sarradin, journaliste et auteur, la Syrie n’est plus seulement un décor de guerre : elle devient un laboratoire du non-dit, où l’humain se décompose au rythme des mots qu’on lui interdit. La « guerre aux mots » décrite par l’auteur s’inscrit dans une logique sociologique bien connue des chercheurs : celle de la domination symbolique. En effaçant le langage, le régime Assad ne se contentait pas d’anéantir les voix; il anéantissait la possibilité même d’une conscience collective.
De l’enquête à la phénoménologie du silence
La démarche de Sarradin dépasse la chronique journalistique. Elle s’apparente à une véritable ethnographie de la parole perdue. L’auteur suit d’anciens détenus, des bourreaux repentis, des fossoyeurs et des poètes autant de témoins que la sociologie qualifierait d’acteurs de la mémoire. Tous cherchent à reconstruire leur rapport au monde à travers la reconquête du langage.
Mais dans « Le nom des ombres », parler ne suffit pas. Il faut nommer et c’est là que réside le geste littéraire de Sarradin. Nommer, c’est résister à l’effacement. Nommer, c’est redonner corps à ceux qui n’étaient plus que des ombres. Ce processus rappelle les travaux de la sociologue Arlette Farge sur la mémoire populaire : l’acte de dire devient un acte politique.
Dans cette entreprise, la méthode de Sarradin évoque aussi celle du chercheur en sciences sociales : observation participante, recoupement des sources, réflexivité. Mais ici, l’instrument n’est pas le questionnaire ou la base de données, mais l’écriture. Le texte devient espace de réparation.
Arthur Sarradin
Une écriture de la réhumanisation
La puissance du livre réside dans sa tension constante entre rigueur documentaire et vertige poétique. Là où le journaliste pourrait se contenter de rapporter, Sarradin interroge ; là où le témoin pourrait se taire, il écrit pour exister. Chaque chapitre fonctionne comme une cellule de mémoire, où le langage retrouve une fonction biologique : celle de maintenir la vie.
Le texte est construit à la manière d’une expérimentation : il confronte la neutralité journalistique à la subjectivité du témoin. Dans un passage bouleversant, l’auteur raconte comment, face à la mort d’un confrère, il prend conscience des limites d’une information « neutre ». Cette mise en crise du langage journalistique rappelle les réflexions de Michel Foucault sur le « discours de vérité » : qui a le droit de dire ? Et à quel prix ?
Le Nom des Ombres n’offre pas de réponse définitive. Il propose un espace d’incertitude où la littérature devient l’outil d’une résistance cognitive.
La fabrique du silence : un objet d’étude collectif
Sarradin ne se contente pas d’écrire sur la Syrie. Il écrit sur le monde contemporain et ses hiérarchies de compassion. À travers la guerre des mots, il interroge les mécanismes universels de la déshumanisation : pourquoi certaines vies comptent-elles plus que d’autres ? Pourquoi certaines souffrances suscitent-elles l’indignation, quand d’autres ne sont que statistiques ?
Ce questionnement trouve un écho dans la sociologie des médias : celle d’un système global où la parole du Sud est toujours filtrée, mise en doute, réduite à un simple « témoignage humanitaire ». L’auteur démontre que cette hiérarchisation n’est pas qu’un biais moral : c’est un dispositif de pouvoir, hérité d’une longue histoire coloniale du regard.
Prison de Saydnaya
Crédits : Agence Syrienne Arabe d'information (SANA)
Une œuvre-laboratoire
En tissant les fils du reportage, de la littérature et de la recherche, Sarradin crée une œuvre hybride : un texte-frontière. C’est à la fois un travail de terrain, un manifeste sur le rôle du journaliste et une réflexion scientifique sur la mémoire collective.
« Le nom des ombres » met en lumière ce que la science appelle la résilience narrative : la capacité d’un individu ou d’un groupe à se reconstruire par le récit. Mais il montre aussi ses limites : que faire lorsque le langage lui-même a été détruit ?
Le livre ne se lit pas seulement comme une enquête ; il se vit comme une expérience de réhumanisation. Il invite à considérer le témoignage non pas comme une trace du passé, mais comme un matériau vivant, en évolution constante.
En guise de lumière
Arthur Sarradin signe un texte rare, à la croisée de l’enquête et de la méditation. Il y a, dans Le Nom des Ombres, quelque chose de l’anthropologue et du poète, du sociologue et du survivant. L’auteur nous rappelle que les mots, dans les sociétés brisées, sont des instruments de survie autant que de connaissance.
Ce livre ne cherche pas à faire pleurer, ni à expliquer. Il cherche à comprendre. Et c’est là, sans doute, que réside sa dimension la plus scientifique : dans cette tentative obstinée de mesurer ce que le langage peut réparer du monde.